, un choix draconien a donc été opéré parmi les figures du passé par des auteurs chrétiens qui n'en ont retenu tout au plus qu'une dizaine. Comme l'explique Cúchulainn à Lóegaire depuis son « char fantôme », les héros du Cycle d'Ulster gémissent en enfer et lui-même, malgré toutes ses qualités, n'a pas pu jusqu'ici éviter le sort qui attend tous les païens : « Aussi grand qu'ait été mon héroïsme, vol.56
, et ce malgré la de « classicisation » : les figures mythiques de l'histoire ou de la pseudo-histoire de l'île -souverains, guerriers, législateurs, voyants -sont rendus équivalents aux personnages de l'Ancien Testament et aux héros de la mythologie et de l'histoire gréco-romaine. Les Irlandais accèdent ainsi au rang de peuple dans toute sa dignité : munis d'une langue écrite, d'un droit antique, d'une histoire glorieuse et connectée avec celle des grands peuples méditerranéens, il sont bien en dignité comme en ancienneté
, Ce choix du mode narratif pour traiter le « problème » de la vertu des païens n'est pas propre à l'Irlande, ni même au haut Moyen Âge. Frank Grady, traitant la même question dans un corpus littéraire de la fin du Moyen Âge 58 , a rappelé à ce sujet une phrase célèbre d'Umberto Eco : « Ce qu'on ne peut pas théoriser, il faut le raconter 59 . » La vertu des païens est bien une thématique qui pose problème dans la littérature chrétienne : pour qui veut tout de même l'aborder, le mode narratif apparaît plus adapté que le mode argumentatif ou normatif, Enfin, tous ces textes sont des récits : à la différence de ce que l'on observera par exemple lors de la découverte du Nouveau Monde
,
« Bá comnart mo gaiscedsa mo chlaideb ba crúaid. domrimartsa in demon co n-óenmeór isin richis rúaid. » Voir aussi Hull, The Cuchullin Saga, p.285 ,
Representing Righteous Heathens in Late Medieval England, pp.3-4, 2005. ,
Cette phrase se trouve dans la version italienne de la 4 e de couverture du roman Le Nom de la Rose : Eco ,
Umberto Eco and the Open Text, Semiotics, Fiction, Popular Culture, pp.94-96, 1997. ,
, quels moyens quelques païens ont pu être sauvés : on trouvera en revanche des récits qui laissent entrevoir d'authentiques réflexions sur ces questions
Moyen Âge occidental, très marqué par la doctrine augustinienne, s'est peu intéressé à la vertu des païens. Mais pour qui veut comprendre l'évolution de la réflexion sur ce sujet entre le V e siècle de Prosper et de Fulgence et le XII e siècle d'Abélard et d'Hugues de Saint-Victor, les dossiers irlandais, sans être uniques, s'avèrent cruciaux. Il convient de les réintégrer dans la réflexion historique générale à propos du regard porté par le christianisme sur les païens et sur les paganismes, car leur influence ne s'est sans doute pas confinée aux limites de la civilisation irlandaise ,
Seeing is believing : Gregory, Trajan and Dante's art, Dante Studies, vol.101, pp.67-85, 1983. ,
, Voir aussi Whatley, E. Gordon, « The uses of hagiography. The legend of Pope Gregory and the emperor Trajan in the Middle Ages, vol.15, pp.25-63, 1968.